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DISCOURS

PRONONC A L'ASSEMBLE DANS LA DISCUSSION DU PROJET CONSTITUANTE (12 SEPTEMBRE 1848), DE CONSTITUTION

SUR LA QUESTIOX DU DROIT AU TRAVAIL 1.

Vous n'attendez pas de moi, si je ne me trompe, que je rponde la dernire partie du discours que vous venez d'entendre. Elle contient l'nonciation d'un systme complet et compliqu auquel je n'ai pas mission d'opposer un'autre systme. Mon but, dans ce moment, est uniquement de discuter l'amendement en faveur duquel, ou plutt propos duquel l'orateur prcdent vient de parler. Quel est cet amendement? quelle est sa porte? quelle est sa tendance, suivant moi fatale? C'est cela que j'ai examiner. Un mot d'abord sur le travail de la Commission. La Commission, comme vous l'a dit le prcdent orateur, de ( t L'objetdu dbattaitun amendement M.Mathieudela Drme) au paragraphe8 du prambulede la constitution.(V. Moniteurdu c'est--dire 13 mai1848.)Lesorateurs inscritspour l'amendement, pour Victor le droit au travail, taientMM. Crmieux, Peltier, Ledru-Rollin, Considerant, Billault,etc. Les orateurscontre Tocqueville, Duvergier de Hauranne, hiers,Dufaure, etc.CefutM.Ledru-Rollin rpondit T qui L'amendement rejetpar 396 voixcontre187. (Moniteur fut Tocqueville. du 15 septembre 1848.)

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a eu, en effet, deux rdactions, mais au fond elle n'a eu et ne continue avoir qu'une seule pense. Elle avait d'abord eu une premire formule. Les paroles qui ont t prononces cette tribune et ailleurs, et mieux que les paroles, les faits lui ont dmontr que cette formule tait une expression incomplte et dangereuse de sa pense elle y a renonc, non pas la pense, mais la forme. Cette formule est reprise. C'est en face d'elle que nous nous trouvons en ce moment placs. 'On met les deux rdactions en prsence; soit. Comparons l'une l'autre la lumire nouvelle des faits Par sa dernire rdaction, la Commission se borne imposer la socit le devoir de venir en aide, soit par le travail, soit par le secours proprement dit et dans les mesures de ses ressources, toutes les misres en disant cela, la commission a voulu, sans doute, imposer l'tat un devoir plus tendu, plus sacr que celui qu'il s'tait impos jusqu' prsent mais elle n'a pas voulu faire une chose absolument nouvelle elle a voulu accrotre, consacrer, rgulariser la charit publique, elle n'a pas voulu faire autre chose que la charit publique. L'amendement, au contraire, fait autre chose, et bien plus l'amendement, avec le sens que les paroles qui ont t prononces et surtout les faits rcents lui donnent, l'amendement qui accorde chaque homme en particulier le droit gnral, absolu, irrsistible, au travail, cet amendement mne ncessairement l'une de ces consquences ou l'tat entreprendra de donner tous les travailleurs qui se prsenteront lui l'emploi qui leur manque, et alors il est entran peu peu se faire industriel; et comme il est l'entrepreneur d'industrie qu'on rencontre partout, le seul qui ne puisse refuser le travail, -et celui qui d'ordinaire impose la moindre tche, il est invinciblement conduit se faire le principal, et bientt, en quelque sorte, l'unique entrepreneur de l'industrie. Une fois arriv l, l'impt n'est plus le moyen de faire fonctionner la machine du gouverne-

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ment, mais le grand moyen d'alimenter l'industrie. Accumulant ainsi dans ses mains tous les capitaux des particuliers, l'tat devient enfin le propritaire unique de toutes choses. Or, cela c'est le communisme. (Sensation.) Si, au contraire, l'tat veut chapper la ncessit fatale dont je viens de parler, s'il veut, non plus par lui-mme et par ses propres ressources, donner du travail tous les ouvriers qui se prsentent, mais veiller ce qu'ils en trouvent toujours chez les particuliers, il est entran fatalement tenter cette rglementation de l'industrie qu'adoptait, si je ne me trompe, dans son systme, l'honorable propinant. Il est oblig de faire en sorte qu'il n'y ait pas de chmage cela le mne forcment distribuer les travailleurs de manire ce qu'ils ne se fassent pas concurrence, rgler les salaires, tantt modrer la production, tantt l'acclrer, en un mot, le faire le grand et unique organisateur du travail. (Mouvement.) Ainsi, bien qu'au premier abord la rdaction de la-Commission et celle de l'amendement semblent se toucher, ces deux rdactions mnent des rsultats trs-contraires ce sont comme deux routes qui, partant d'abord du mme point, finissent par tre spares par un espace immense l'une aboutit une extension de la charit publique au bout de l'autre, qu'aperoit-on? Le socialisme. (Marques d'assentiment.) Ne nous le dissimulons pas, on ne gagne rien ajourner des discussions dont le principe existe au fond mme de la socit, et qui, tt ou tard, apparaissent d'une manire ou d'une autre, tantt par des paroles et tantt par des actes, la surface. Ce dont il s'agit aujourd'hui, ce qui se trouve l'insu peut-tre de son auteur, mais ce que je vois du moins pour mon compte, avec la clart du jour qui m'claire, au fond de l'amendement de l'honorable M. Mathieu, c'est le socialisme. Murmures gau(Sensation prolonge. che.)

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Oui, messieurs, il faut que tt ou tard cette question du socialisme, que tout le monde redoute et que personne, jusqu' prsent, n'ose traiter, arrive enfin cette tribune; il faut que cette Assemble la tranche, il faut que nous dchargions le pays du poids que cette pense du socialisme fait peser, pour ainsi dire, sur sa poitrine; il faut que, propos de cet amendement, et c'est principalement pour cela, je le confesse, que je suis mont cette tribune, la question du socialisme soit tranche; il faut qu'on sache, que l'Assemble nationale sache, que la France tout entire sache si la rvolution de Fvrier est ou non une rvolution socialiste. (Trs-bien !) On le dit, on le rpte combien de fois, derrire les barricades de juin, n'ai-je point entendu sortir ce cri Vive la rpublique dmocratique et SOCIALE Qu'entend-on par ? ces mots? il s'agit de le savoir; il s'agit surtout que l'Assemble nationale le dise. (Agitation gauche.) L'Assemble peut croire que mon intention n'est pas d'examiner devant elle les diffrents systmes qui, tous, peuvent tre compris sous ce mme mot, le socialisme. Je veux seulement tcher de reconnatre, en peu de mots, quels sont les traits caractristiques qui se retrouvent dans tous ces systmes et voir si c'est cette chose qui porte cette physionomie et ces traits que la rvolution de Fvrier a voulue. Si je ne me trompe, messieurs, le premier trait caractristique de tous les systmes qui portent le nom de socialisme, est un appel nergique, continu, immodr, aux passions matrielles de l'homme. (Marques d'approbation.) C'est ainsi que les uns ont dit qu'il s'agissait de rhabiliter la chair que les autres ont dit qu'il fallait que le travail, mme le plus dur, ne ft pas seulement utile, mais agrable que d'autres ont dit qu'il fallait que les hommes fussent rtribus,' non pas en proportion de leur mrite, mais en proportion de leurs besoins et enfin, que

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le dernier des socialistes dont je veuille parler est venu vous dire ici que le but du systme socialiste et, suivant lui, le but de la rvolution de Fvrier, avait t de procurer tout le monde une consommation illimite. J'ai donc raison de dire, messieurs, que le trait caractristique et gnral de toutes les coles socialistes est un appel nergique et continu aux passions matrielles de l'homme. Il y en a un second, c'est une attaque tantt directe, tantt indirecte, mais toujours continue, aux principes mmes de la proprit individuelle. Depuis le premier socialiste qui disait, il y a cinquante ans, que La proprit tait l'origine de tous les maux de ce monde, jusqu' ce socialiste que nous avons entendu cette tribune et qui, moins charitable que le premier, passant de la proprit au propritaire, nous disait que la proprit tait un vol, tous les socialistes, tous, j'ose le dire, attaquent d'une manire ou directe ou indirecte la proprit individuelle. (C'est vrai c'est vrai ) Je ne prtends pas dire que tous l'attaquent de cette manire franche, et, permettez-moi de le dire, un peu brutale, qu'a adopte un de nos collgues; mais je dis que tous, par des moyens plus ou moins dtourns, s'ils ne la dtruisent pas, la transforment, la diminuent, la gnent, la limitent, et en font autre chose que la proprit individuelle que nous connaissons et qu'on connat depuis le commencement du monde. (Marques trs-vives d'assentiment.) Voici le troisime et dernier trait, celui qui caractrise surtout mes yeux les socialistes de toutes les couleurs, de toutes les coles, c'est une dfiance profonde de la libert, de la raison humaine c'est un profond mpris pour l'individu pris en lui-mme, l'tat d'homme ce qui les caractrise tous, c'est une tentative continue, varie, incessante, pour mutiler, pour courter, pour gner la libert humaine de toutes les manires c'est l'ide que l'tat ne doit pas seulement tre le directeur de la socit, mais doit tre,

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pour ainsi dire, le matre de chaque homme que dis-je son matre, son prcepteur, son pdagogue (Trs-bien!); que, de peur de le laisser faillir, il doit se placer sans cesse ct de lui, au-dessus de lui, autour de lui, pour le guider, le garantir, le maintenir, le retenir en un mot, c'est la confiscation, comme je le disais tout l'heure, dans un degr plus ou moins grand, de la libert humaine (Nouvelles marques d'assentiment) ce point que, si, en dfinitive, j'avais trouver une formule gnrale pour exprimer ce que m'apparat le socialisme dans son ensemble, je dirais que c'est une nouvelle formule de la servitude. (Trs-vive approbation.) Vous voyez, messieurs, que je ne suis pas entr dans le dtail des systmes; j'ai peint le socialisme par ses traits principaux, ils suffisent pour le faire reconnatre partout o vous les verrez, soyez srs que le socialisme est l, et partout o vous verrez le socialisme, soyez srs que ces traits se retrouvent. Et bien messieurs, qu'est-ce que tout cela? Est-ce, comme on l'a prtendu tant de fois, la continuation, le complment lgitime, le perfectionnement de la rvolution franaise ? est-ce, comme on l'a dit tant de fois, le complment; le dveloppement naturel de la dmocratie? Non, messieurs, ce n'est ni l'un ni l'autre; rappelez-vos, messieurs, la rvolution franaise; remontez . cette origine terrible et glorieuse de notre histoire moderne. Est-ce donc en parlant, comme le prtendait hier un orateur, aux sentiments matriels, aux besoins matriels de l'homme, que la rvolution franaise a fait les grandes choses qui l'ont illustre dans le monde? Croyez-vous donc que c'est en parlant de salaire, de bien-tre, de consommation illimite, de satisfac-. tion sans bornes des besoins physiques. LE CITOYEN MATHIEU la Drme). Je n'ai rien dit de (de semblable. LE CITOYEN TOCQUEVILLE. DE Croyez-vous que ce soit en

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parlant de telles choses qu'elle a pu veiller, qu'elle a anim, qu'elle a mis sur pied, pouss aux frontires, jet au milieu des hasards de la guerre, mis en face de la mort une gnration tout entire? Non, messieurs, non; c'est en parlant de choses plus hautes et plus belles, c'est en parlant de l'amour de la patrie, de l'honneur de la patrie c'est en parlant de vertu, de gnrosit, de dsintressement, de gloire, qu'elle a fait ces grandes choses; car, aprs tout, messieurs, soyez-en certains, il n'y a qu'un secret pour faire faire de grandes choses aux hommes c'est de faire appel aux grands sentiments. (Trs-bien! trs-bien!) Et la proprit, messieurs, la proprit! Sans doute la rvolution franaise a fait une guerre nergique, cruelle, un certain nombre de propritaires mais, quant au principe mme de la proprit individuelle, elle l'a toujours respect, honor; elle l'a plac dans ses constitutions au premier rang. Aucun peuple ne l'a plus magnifiquement trait; elle l'a grav sur le frontispice mme de ses lois. La rvolution franaise a fait plus non-seulement elle a consacr la proprit individuelle, mais elle l'a rpandue elle y a fait participer un plus grand nombre de citoyens. C'est ce que nous demandons!) (Exclamations diverses. Et c'est grce cela, messieurs, qu'aujourd'hui nous n'avons pas craindre les consquences funestes des doctrines que les socialistes viennent rpandre dans le pays, et jusque dans cette enceinte c'est parce que la rvolution franaise a peupl ce pays de France de dix millions de propritaires, qu'on peut, sans danger, laisser vos doctrines se produire la tribune elles peuvent sans doute dsoler la socit, mais, grce la rvolution franaise, elles ne prvaudront pas contre elle et ne la dtruiront pas. (Trs-bien!) Et enfin, messieurs, quant la libert, il y a une chose qui me frappe, c'est que l'ancien rgime, qui sans doute, sur beaucoup de points, il faut le reconnatre, tait d'une autre opinion que les socialistes, avait cependant, en ma-

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tire politique, des ides moins loignes d'eux qu'on ne pourrait le croire. Il tait bien plus prs d'eux, tout prendre, que nous. L'ancien rgime, en effet, professait cette opinion, que la sagesse seule est dans l'tat, que les sujets sont des tres infirmes et faibles qu'il faut toujours tenir par la main, de peur qu'ils ne tombent ou ne se blessent; qu'il est bon de gner, de contrarier, de comprimer sans cesse les liberts individuelles qu'il est ncessaire de rglementer l'industrie, d'assurer la bont des produits, d'empcher la libre concurrence. L'ancien rgime pensait, sur ce point, prcisment comme les socialistes d'aujourd'hui. Et qu'est-ce qui a pens autrement, je vous prie? La rvolution franaise. Messieurs, qu'est-ce qui a bris toutes ces entraves qui de tous cts arrtaient le libre mouvement des personnes, des biens, des ides? Qu'est-ce qui a restitu l'homme sa grandeur individuelle, qui est sa vraie grandeur, qui? La rvolution franaise elle-mme. (Approbation et rumeurs.) C'est la rvolution franaise qui a aboli toutes ces entraves, qui a bris toutes ces chanes que vous voudriez sous un autre nom rtablir, et ce ne sont pas seulement les membres de cette assemble immortelle, l'Assemble constituante, de cette assemble qui a fond la libert, non-seulement en France, mais dans le monde; ce ne sont pas seulement les membres de cette illustre assemble, qui ont repouss ces doctrines de l'ancien rgime, ce sont encore les hommes minents de toutes les assembles qui l'ont suivie c'est le reprsentant mme de la dictature sanglante de la Convention. Je lisais encore l'autre jour ses paroles les voici Fuyez, disait Robespierre, fuyez la manie ancienne. Vous voyez qu'elle n'est pas nouvelle. (Sourires.) Fuyezla manie ancienne de vouloir trop gouverner laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire librement tout ce qui ne nuit pas autrui; laissez aux communes le droit de rgler elles-mmes leurs propres affaires; en un mot,

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rendez la libert des individus tout ce qui lui a t illgitimement t, ce qui n'appartient pas ncessairement l'autorit publique. (Sensation.) Eh quoi messieurs, tout ce grand mouvement de la rvolution franaise n'aurait abouti qu' cette socit que nous peignent avec dlices les socialistes, cette socit rglemente, rgle, compasse, o l'tat se charge de tout, o l'individu n'est rien, o la socit agglomre en elle-mme, rsume en elle-mme toute la force, toute la vie, o le but assign l'homme est uniquement le bien-tre, cette socit o l'air manque! o la lumire ne pntre presque plus. Quoi! ce serait pour cette socit d'abeilles ou de castors, pour cette socit plutt d'animaux savants que d'hommes libres et civiliss, que la rvolution franaise aurait t faite C'est pour cela que tant d'hommes illustres seraient morts sur les champs de bataille ou sur l'chafaud, que tant de sang glorieux aurait inond la terre c'est pour cela que tant de passions auraient t excites, que tant de gnies, tant de vertus auraient paru dans le monde! Non, non, j'en jure par ces hommes qui ont succomb pour cette grande cause; non, ce n'est pas pour cela qu'ils sont morts; c'est pour quelque chose de plus grand, de plus sacr, de plus digne d'eux et de l'humanit. (Trs-bien!) S'il n'y avait eu que cela faire, la rvolution tait inutile, l'ancien rgime perfectionn y aurait suffi. (Mouvement prolong.) Je disais tout l'heure que le socialisme, prtendait tre le dveloppement lgitime de la dmocratie je ne chercherai pas, moi, comme ont essay de le faire plusieurs de nos collgues, quelle est l'tymologie vraie de ce mot dmocratie. Je ne parcourrai pas, comme on le faisait hier, le jardin des racines grecques, pour savoir d'o vient ce mot. (On rit.) Je chercherai la dmocratie o je l'ai vue, vivante, active, triomphante dans le seul pays du monde o elle existe, o elle a pu fonder jusqu' prsent, dans le monde moderne,

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quelque chose de grand et de durable en Amrique. (Chuchotements.) L, vous verrez un peuple o toutes les conditions sont plus gales qu'elles ne le sont mme parmi nous; o l'tat social, les murs, les lois, tout est dmocratique o tout mane du peuple et y rentre, et o cependant chaque individu jouit d'une indpendance plus entire, d'une libert plus grande que dans aucun autre temps ou dans aucune autre contre de la terre, un pays essentiellement dmocratique, je le rpte, la seule dmocratie qui existe aujourd'hui dans le monde, les seules rpubliques vraiment dmocratiques que l'on connaisse dans l'histoire. Et dans ces rpubliques, vous cherchez vainement le socialisme. Nonseulement les thories des socialistes ne s'y sont pas empares de l'esprit public, mais elles ont jou un si petit rle dans les discussions et dans les affaires de cette grande nation, qu'elles n'ont pas mme eu le droit de dire qu'on les y craignait. L'Amrique est aujourd'hui le pays du monde o la dmocratie s'exerce le plus souverainement, et c'est aussi celui o les doctrines socialistes que vous prtendez si bien d'accord avec la dmocratie ont le moins de cours, le pays de tout l'univers o les hommes qui soutiennent ces doctrines auraient certainement le moins d'avantage se prsenter. Pour mon compte, je ne verrais pas, je l'avoue, un trsgrand inconvnient ce qu'ils allassent en Amrique; mais je ne leur conseille pas, dans leur intrt, de le faire. (Rires bruyants.) UNMEMBRE. vend leurs biens dans ce moment-ci On LE CITOYENTOCQUEVILLE. messieurs, la dmocratie DE Non, et le socialisme ne sont pas solidaires l'un de l'autre. Ce sont choses non-seulement diffrentes mais contraires. Serait-ce par hasard que la dmocratie consisterait crer un gouvernement plus tracassier, plus dtaill, plus restrictif que tous les autres, avec cette seule diffrence qu'on le ferait
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lire par le peuple et qu'il agirait au nom du peuple? Mais alors, qu'auriez-vous fait? sinon donner la tyrannie un air lgitime qu'elle n'avait pas, et de lui assurer ainsi la force et la toute-puissance qui lui manquaient. La dmocratie tend la sphre de l'indpendance individuelle, le socialisme la resserre. La dmocratie donne toute sa valeur possible chaque homme, le socialismefait de chaque homme un agent, un instrument, un chiffre. La dmocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l'galit mais remarquez la diffrence la dmocratie veut l'galit dans la libert, et le socialisme veut l'galit dans la gne et dans la servitude. (Trs-bien!trs-bien!) Il ne faut donc pas que la rvolution de Fvrier soit sociale s'il ne le faut pas, il importe d'avoir le courage de le dire si elle ne doit pas l'tre, il faut avoir l'nergie de venir le proclamer hautement, comme je le fais moi-mme ici. Quand on ne veut pas la fin, il ne faut pas vouloir les moyens; si on ne veut pas le but, il ne faut pas entrr dans l voie qui y mne. On vous propose aujourd'hui d'y entrer. Il ne faut pas suivre cette politique qu'indiquait jadis Babuf, ce grand-pre de tous les socialistes modernes. (Rires d'approbation.) Il ne faut pas tomber dans le pige qu'il indiquait lui-mme, ou plutt qu'indiquait en son nom son historien, son ami, son lve, Buonarotti. coutez ce que disait Buonarotti; cela mrite d'tre cout, mme aprs cinquante ans. UNMEMBRE.n'y a pas ici de baboviste. Il LE CITOYEN TOCQUEVILLE: DE L'abolition de la proprit individuelle et l'tablissement de la grande communaut nationale tait le dernier but de ses travaux (de Babuf). Mais il se serait bien gard d'en faire l'objet d'un ordre le lendemain du triomphe il pensait qu'il fallait se conduire de manire dterminer le peuple entier proscrire la proprit individuelle par besoin et par intrt.

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Voici les principales recettes dont il comptait se servir. (C'est son pangyriste qui parle.) tablir, par les lois, un ordre public dans lequel les propritaires, tout en gardant provisoirement leurs biens, ne trouveraient plus ni abondance, ni plaisir, ni considration o forcs de dpenser la plus grande partie de leurs revenus en frais de culture et en impts, accabls sous le poids de l'impt progressif, loigns des affaires, privs de toute influence, ne formant plus dans l'tat qu'une classe suspecte d'trangers, ils seraient forcs d'migrer en abandonnant leurs biens, ou r.duits sceller de leur propre adhsion l'tablissement de la communaut universelle. (On rit.)
UN REPRSENTANT. Nous y voil!

LECITOYEN TOCQUEVILLE. messieurs, le programme DE Voil, de Babuf; je dsire de tout mon coeur que ce ne soit pas celui de la rpublique de Fvrier; non, la rpublique de Fvrier doit tre dmocratique, mais elle ne doit pas tre socialiste. UNEVOIX gauche. Si! (Non! non! Interruption.) LE CITOYENTOCQUEVILLE.si elle n'est pas socialiste, DE Et que sera-t-elle donc?
UN MEMBRE gaitche. Royaliste!

LE CITOYEN TOCQUEVILLE,tournant de ce ct. Elle DE se le deviendrait peut-tre si on vous laissait faire (Vive approbation), mais elle ne le deviendra pas. Si la rvolution de Fvrier n'est pas socialiste, que serat-elle donc? Est-elle, comme beaucoup de. gens le disent et le croient, un pur accident? Ne doit-elle tre qu'un pur changement de personnes ou de lois? Je ne le crois pas. Lorsque, au mois de janvier dernier, je disais, au sein de la chambre des dputs, en prsence de la majorit d'alors, qui murmurait sur ces bancs, par d'autres motifs, mais de la mme manire qu'on murmurait sur ceux-ci tout l'heure. (Trs-bien! trs-bien!)

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(L'orateur dsigne la gauche.) Je lui disais Prenez-y garde, le vent des rvolutions s'est lev ne le sentez-vous pas? Les rvolutions s'approchent; ne les voyez-vous pas? Nous sommes sur un volcan. Je disais cela; le Moniteur en fait foi. Et pourquoi le disais-je?. (Interruption gauche.) Avais-je la faiblesse d'esprit de croire que les rvolutions s'approchaient, parce que tel ou tel homme tait au pouvoir, parce que tel ou tel incident de la vie politique agitait un instant le pays? Non, messieurs. Ce qui me faisait croire que les rvolutions approchaient, ce qui, en effet, a produit la rvolution, tait ceci je m'apercevais que, par une drogation profonde aux principes les plus sacrs que la Rvolution franaise avait rpandus dans le monde, le pouvoir, l'influence, les honneurs, la vie, pour ainsi dire, avaient t resserrs dans des limites tellement troites d'une seule classe, qu'il n'y avait pas un pays dans le monde qui prsentt un seul exemple semblable mme dans l'aristocratique Angleterre, dans cette Angleterre que nous avions alors si souvent le tort de prendre pour exemple et pour modle; dans l'aristocratique Angleterre, le peuple prenait une part, sinon compltement directe, au moins considrable, quoique indirecte aux affaires; s'il ne votait pas lui-mme (et il votait souvent), il faisait du moins entendre sa voix il faisait connatre sa volont ceux qui gouvernaient; ils taient entendus de lui et lui d'eux. Ici, rien de pareil. Je le rpte, tous les droits, tout le pouvoir, toute l'influence, tous les honneurs, la vie politique tout entire, taient renferms dans le sein d'une classe extrmement troite et au-dessous, rien Eh bien voil ce qui me faisait croire que la rvolution tait nos portes. Je voyais que, dans le sein de cette petite classe privilgie, il arrivait ce qui arrive toujours la longue dans les petites aristocraties exclusives, il arrivait que la vie publique s'teignait, que la corruption gagnait tous

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les jours, que l'intrigue prenait la place des vertus publiques, que tout s'amoindrissait, se dtriorait. Voil pour le haut. Et dans le bas que se passait-il? Plus bas que ce qu'on appelait alors le pays lgal, le peuple proprement dit, le peuple qui tait moins maltrait qu'on ne le dit (car il faut tre juste surtout envers les puissances dchues), mais auquel on pensait trop peu le peuple vivant, pour ainsi dire, en dehors de tout le mouvement officiel, se faisait une vie qui lui tait propre se dtachant de plus en plus par l'esprit et par le cur de ceux qui taient censs le conduire, il livrait son esprit et son cur ceux qui naturellement taient en rapport avec lui, et beaucoup d'entre ceux-l taient ces vains utopistes dont nous nous occupions tout l'heure, ou des dmagogues dangereux. C'est parce que je voyais ces deux classes, l'une petite, l'autre nombreuse, se sparant peu peu l'une de l'autre; remplies, l'une de jalousie, de dfiance et de colre, l'autre d'insouciance, et quelquefois d'gosme et d'insensibilit, parce que je voyais ces deux classes marchant isolment et en sens contraires, que je disais, et que j'avais le droit de dire Le vent des rvolutions se lve, et bientt la rvolution va venir. (Trs-bien !) Est-ce pour accomplir quelque chose d'analogue cela que la rvolutionde Fvrier a t faite? Non, messieurs, je ne le crois pas; autant qu'aucun de vous, je crois le contraire, je veux le contraire, je le veux non-seulement dans l'intrt de la libert, mais encore dans l'intrt de la scurit publique. Je n'ai pas travaill, moi, je n'ai pas le droit de le dire, je n'ai pas travaill la rvolution de Fvrier, je l'avoue mais cette rvolution faite, je veux qu'elle soit une rvolution srieuse, parce que je veux qu'elle soit la dernire. Je sais qu'il n'y a que les rvolutions srieuses qui durent; une rvolution qui ne produit rien, qui est frappe de strilit ds sa naissance, qui ne fait rien sortir de ses flancs, ne

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peut servir qu' une seule chose, faire natre plusieurs rvolutions qui la suivent. (Approbation.) Je veux donc que la rvolution de Fvrier ait un sens, un sens clair, prcis, perceptible, qui clate au dehors, que tous puissent voir. Et quel est ce sens? je l'indique en deux mots La rvolution de Fvrier doit tre la continuation vritable, l'excution relle et sincre de ce que la rvolution franaise a voulu elle doit tre la mise en uvre de ce qui n'avait t que pens par nos pres. (Vif assentiment.) LE CITOYEN LEDRU-ROLLIN.demande la parole. Je LE CITOYEN TOCQUEVILLE. ce que la rvolution de DE Voil Fvrier doit tre, ni plus, ni moins. La rvolution franaise avait voulu qu'il n'y et plus de classes, non pas dans la socit, elle n'avait jamais eu l'ide de diviser les citoyens, comme vous le faites, en propritaires et en proltaires. Vous ne retrouverez ces mots chargs de haines et de guerres dans aucun des grands documents de la rvolution franaise. La rvolution a voulu que, politiquement, il n'y et pas de classes; la restauration, la royaut de Juillet ont voulu le contraire. Nous devons vouloir ce qu'ont voulu nos pres. La Rvolution avait voulu que les charges publiques fussent gales, rellement gales pour tous les citoyens elle y a chou. Les charges publiques sont restes, dans certaines parties, ingales nous devons faire qu'elles soient gales; sur ce point encore, nous devons vouloir ce qu'ont voulu nos pres et excuter ce qu'ils n'ont pas pu. (Trs-bien!) La rvolution franaise, je vous l'ai dj dit, n'a pas eu la prtention ridicule de crer un pouvoir social qui fit directement par lui-mme la fortune, le bien-tre, l'aisance de chaque citoyen, qui substitut la sagesse trs-contestable des gouvernements la sagesse pratique et intresse des gouverns; elle a cru que c'tait assez remplir sa tche, que de donner chaque citoyen des lumires et de la libert. (Trs-bien!)

PRONONC L'ASSEMBLE A CONSTITUANTE. 551 Elle a eu cette ferme, cette noble, cette orgueilleuse croyance que vous semblez ne pas avoir, qu'il suffit l'homme courageux et honnte d'avoir ces deux choses, des lumires et de la libert, pour n'avoir rien de plus demander ceux qui le gouvernent. La Rvolution a voulu cela elle n'a eu ni le temps, ni les moyens de le faire. Nous devons le vouloir et le faire. Enfin, la rvolution franaise a eu le dsir, et c'est ce dsir qui l'a rendue non-seulement sacre, mais sainte aux yeux des peuples, elle a eu le dsir d'introduire la charit dans la politique elle a conu des devoirs de l'tat envers les pauvres, envers les citoyens qui souffrent, une ide plus tendue, plus gnrale, plus haute qu'on ne l'avait eue avant elle. C'est cette ide'que nous devons reprendre, non pas, je le rpte, en mettant la prvoyance et la sagesse de l'tat la place de la prvoyance et de la sagesse individuelles, mais en venant rellement, efficacement, par les moyens dont l'tat dispose, au secours de tous ceux qui souffrent, au secours de tous ceux qui, aprs avoir puis toutes leurs ressources, seraient rduits la misre si l'tat ne leur tendait pas la main. Voil ce que la rvolution franaise a voulu faire; voil ce que nous devons faire nous-mmes. Y a-t-il l du socialisme? A GAUCHE. oui! Il n'y a que cela. Oui
LE CITOYEN DE TOCQUEVILLE. Non! non!

Non, il n'y a pas de socialisme, il y a de la charit chrtienne applique la politique; il n'y a rien l. (Interruption.) LE CITOYEN PRSIDENT. ne vous entendez pas c'est Vous clair comme le jour vous n'avez pas la mme opinion; vous' monterez la tribune; mais n'interrompez pas. LE CITOYEN TOCQUEVILLE. a rien l qui donne aux DE Il n'y travailleurs un droit sur l'tat; il n'y a rien l qui force l'tat se mettre la place de la prvoyance individuelle,

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la place de l'conomie, de l'honntet individuelle; il n'y a rien l qui autorise l'tat s'entremettre au milieu des industries, leur imposer des rglements, tyranniser l'individu pour le mieux gouverner, ou, comme on le prtend insolemment, pour le sauver de lui-mme il,n'y a l que du christianisme appliqu la politique. Oui, la rvolution de Fvrier doit tre chrtienne et dmocratique mais elle ne doit pas tre socialiste. Ces mots rsument toute ma pense, et je termine en les prononant. (Trs-bien! trs-bien!) (Extrait du Moniteur du 15 septembre 1848.)

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